De Matignon à Twitter, les Centres d’injection supervisés (CIS) ne cessent de faire couler l’encre et la salive, d’activer les langues, plumes et claviers. Tout le monde a son avis sur cette question qui divise la majorité présidentielle comme l’opinion publique. Un sondage en ligne du Parisien demandant « Êtes-vous favorables à l’installation de salles d’injection pour toxicomanes ? » a obtenu 33.9% de oui, contre 66.1% de non, avec 1852 votants (résultat à 13h27). Mais les jugements portés ne sont pas toujours éclairés. Je vous propose donc un retour sur les déclarations des politiques, et un point sur ces fameuses « salles de shoot » à la lumière du rapport de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm).
Divergences partisanes
L’incendie polémique a été allumé par les propos de Roselyne Bachelot, le 19 juillet, pendant la conférence internationale sur le sida à Vienne. Elle avait en effet annoncé « une concertation avec tous les partenaires concernés […] sur l’opportunité d’ouvrir des salles de consommation de drogue supervisées ». A peine la suggestion de la possibilité d’éventuellement en parler, mais cela suffit à déchaîner partisans et opposants.
Adversaires
Lundi 9 août, 15 députés affiliés UMP (dont 13 du collectif Droite populaire, connu pour ses position borderline frontistes) se sont fendus d’un communiqué rejetant vivement l’idée même d’un débat. Morceaux choisis« Comme si le fait de se droguer dans un local aseptisé rendait la drogue plus douce et moins dangereuse ! », « l’usage des drogues se banalise à cause des discours permissifs qui tentent d’en minimiser les dangers. Réglementer l’usage de drogue pour mieux la combattre est une utopie lourde de conséquences. » (le communiqué en entier ICI)
Xavier Bertrand, secrétaire général de l’UMP est « vraiment opposé » à l’initiative qui enverrait « un très mauvais signal », selon lui, « l’objectif qu’on doit poursuivre, c’est de casser la dépendance à la drogue et pas, d’une certaine façon, d’accompagner la dépendance. ».Même son de cloche chez Brice Hortefeux. Le ministre de l’Intérieur, avait invectivé, en juillet « Lorsque j’entends des responsables politiques défendre la dépénalisation du cannabis et l’implantation des salles de shoot, je me demande : jusqu’où ira-t-on dans l’irresponsabilité ? »
Le cabinet de François Fillon a fait savoir, mercredi qu’à ses yeux, les salles d’injection supervisées n’étaient « ni utiles, ni souhaitables ». Matignon a rappelé que « [sa] priorité est de réduire la consommation de drogue, non de l’accompagner, voire de l’organiser »
A droite de la droite, la vice-présidente du Front national Marine Le Pen, juge que « Le soutien apporté par la ministre de la santé à l’ouverture de salles d’injection de drogue est aussi irresponsable que révélateur. […] le gouvernement Sarkozy est en plein délire, au mépris de la santé des Français. »
Pour Etienne Apaire, président de la Mission interministérielle de lutte contre la toxicomanie (MILDT) qui dépend de Matignon, « La réflexion doit se poursuivre, elle mérite d’exister. Mais néanmoins, pour l’instant, la politique du gouvernement est plutôt de lutter contre la dépendance, plutôt que d’accompagner les usages. » « C’est, selon nous, discutable sur le plan philosophique, puisque cela vise à accompagner, et non in fine à rompre avec la dépendance. »
Défenseurs
Un des premiers à s’être rangé du côté de la ministre de la Santé est le maire UMP de Marseille, Jean-Claude Gaudin, qui s’est dit mardi « sur la même longueur d’ondes » que Mme Bachelot. Son adjoint chargé de la santé, de la toxicomanie et du sida a précisé que dans la ville « [ils en sont] aujourd’hui au stade de la réflexion ». Le soutien du maire de Marseille au projet a été retiré ce jeudi après le coup de frein de Matignon, il a carrément fait volte face…
Autre appui dans la majorité, la secrétaire d’Etat à la Famille, Nadine Morano. Elle appelait mercredi à « ouvrir le débat parce que lorsqu’on permet à des personnes qui sont toxicomanes de pouvoir consommer leur drogue sous contrôle, avec accompagnement, si on arrive à sortir ces personnes-là de la drogue, je crois qu’on aura gagné un combat. »
Le Parti socialiste aussi s’est prononcé en faveur de l’initiative, même (surtout) après le communiqué lapidaire de Matignon. Najat Vallaud-Belkacem, responsable des questions de société : « estime très regrettable cette fin de non-recevoir. » Et d’insister : « Les propos du Premier ministre montrent qu’il n’a vraisemblablement pas compris de quoi il s’agissait ici. Nous parlons d’un système de pris en charge des toxicomanes dont l’objectif est bien le soin et le sevrage. Il est regrettable que François Fillon reste sourd à l’appel des médecins et considère les toxicomanes comme des délinquants et non comme des malades. »
Sans surprise, les Verts aussi soutiennent l’expérimentation de CIS. Leur porte-parole Jean-Louis Roumégas soulignait la particularité de notre pays dans ce domaine : « Il y a beaucoup de réticences en France alors qu’il y a des pays où ça existe. Cela n’augmente en rien la consommation, mais permet le contact avec un personnel spécialisé, médical, éducatif. »
Jean-Pierre Couteron, psychologue clinicien spécialisé en addictologie et président de l’Association nationale des intervenants en toxicomanie s’est indigné face à certaines critiques « Ces centres, qui visent un sous-groupe de toxicomanes exclus, leur permettront de sortir la tête de l’eau. Opposer l’accompagnement à la guérison est insupportable et relève d’une nullité scientifique absolue. »
Centres d’injection supervisés
Ce n’était pas un hasard si Mme Bachelot a évoqué, lors de la conférence de Vienne, la possibilité d’un débat autour de ces Centres d’injection supervisés. La Direction générale de la santé avait auparavant commandé à l’Inserm une expertise concernant la réduction des risques chez les usagers de drogues. 14 experts (épidémiologistes, sociologues, économistes, psychiatres, hépatologues, addictologues et autres professionnels de santé publique) ont rendu le résultat de leur analyse fin juin.
Réduction des risques
D’abord, pour comprendre dans quel cadre s’inscrit la proposition de mise en place de CIS, il faut connaître le sens de ce que l’on appelle une politique de « réduction des risques ». Cela « englobe des stratégies appartenant à la prévention des usages de substances psychoactives […], à la réduction des risque liés à l’usage de telles substances […] à la prise en charge de la dépendance sous toutes ses formes […] ». La première décision politique en ce sens a été prise en 1987 par la ministre de la Santé d’alors, Michèle Barzach. C’est cette femme, pourtant de droite, qui a autorisé la vente de seringues sans ordonnance dans les pharmacies. Une mesure qui provoqua un scandale malgré sa nécessité flagrante à l’époque où héroïne et sida forment un duo infernal et meurtrier. Sept ans plus tard, c’est encore une ministre de la Santé, de droite aussi, qui officialise les Programmes d’échange de seringues (PES) par un décret.
Les temps ont changé, les produits et leurs usagers aussi. La consommation d’héroïne par injection a beaucoup baissé depuis 20 ans, le nombre de contamination VIH par ce biais aussi. Ces problèmes persistent néanmoins, et de nouveaux risques sanitaires se sont accrus. A l’heure actuelle, c’est le virus de l’hépatite C (VHC) qui est le plus présent et le plus préoccupant. Sa prévalence au sein des populations d’usagers problématiques (« consommateurs de drogues injectables ou consommateurs de longue durée, utilisateurs réguliers d’opioïdes, de cocaïne et/ou d’amphétamines ») est de l’ordre de 60%. Ce chiffre ahurissant s’explique par la contagiosité importante de ce virus et sa durée de vie considérable. L’usage de crack et de cocaïne ayant augmenté, le partage des pailles ou pipes qui servent à la prise a également participé à la contamination d’un grand nombre de toxicomanes.
Recommandations
Il existe déjà en France plusieurs mesures de réduction des risques. Il y a la prévention du passage à l’injection (dialogue, flyers, etc..), les traitements de substitution aux opiacés (méthadone et buprénorphine haut dosage), les Programmes d’échange de seringues (mise à disposition, gratuite ou non, du matériel servant à la préparation de l’injection), et les distributeurs automatiques de kits stériles. Le rapport de l’Inserm pointe toutefois plusieurs lacunes non négligeables : manque d’adaptation aux populations, aux individus et aux produits depuis des dizaines d’années, absence d’approche pluridisciplinaire (médical, social, psychiatrique). D’autre part, les femmes et les personnes incarcérées sont peu ou pas prises en compte dans les politiques de réduction des risques. Les CIS font partie des mesures que l’Inserm recommande d’étudier afin d’élargir la palette d’outils existante.
Ce type de structures existe déjà en Allemagne, en Australie, au Canada, en Espagne, au Luxembourg, en Norvège, aux Pays-Bas et en Suisse. Les usagers de drogues y apportent leur produit sous la supervision d’un personnel qualifié, ce qui limite les risques d’overdose et de matériel souillé (donc contamination VIH/VHC, abcès, etc). Les encadrants de ces CIS peuvent aussi accompagner les usagers vers une aide médicale en cas de volonté de sevrage ou une aide sociale pour les populations les plus précarisées. Car c’est surtout à ces dernières que sont destinées les CIS : sans domicile fixe, personnes s’injectant très fréquemment et/ ou sur la voie publique, ayant eu une overdose récemment, porteurs de maladies infectieuses ou usagers ayant « rechuté ». Les mineurs ou usagers débutants n’y sont pas admis, et l’anonymat y est garanti, pour faciliter l’accès des populations laissées pour compte. Contrairement à ce que leurs opposants semblent craindre, il n’existe, selon le rapport de l’Inserm « pas de preuve que la présence de CIS augmente ou diminue la consommation de drogues chez les usagers ou dans la communauté ou bien qu’elle augmente les rechutes chez les usagers de drogues en traitement ». En revanche, une diminution de l’injection en public et du matériel d’injection abandonné dans l’espace public a été constatée. Enfin, le nombre d’usagers entrant en traitement pour leur dépendance augmente également grâce à ces structures.
Le rapport de L’Inserm est disponible sur le site, sous le nom de « Contamination par le VIH et les hépatites : réduire les risques pour les usagers de drogue « .